Le puzzle territorial pour en finir avec le mythe du mille-feuille
- expertisepublique8
- 17 févr.
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Depuis des décennies, la doctrine populaire présente les collectivités territoriales françaises comme un "mille-feuille", une structure bureaucratique où les compétences s'accumulent sans véritable logique, engendrant inefficacité et redondance. Cependant, cette métaphore pâtissière est-elle réellement juste? À y regarder de plus près, l'ensemble des collectivités territoriales ressemble davantage à un puzzle complexe où certaines pièces s'emboîtent harmonieusement, grâce à une collaboration efficace, tandis que d'autres se superposent maladroitement, créant des blocages et des dysfonctionnements.
Des pièces de puzzle qui s’emboitent : un service public performant
Lorsqu’elle est faite harmonieusement, la collaboration entre collectivités territoriales peut engendrer des gains signification pour l’efficacité du service public et la satisfaction des usagers.
La Coopération Intercommunale
L'exemple le plus parlant de cette logique de puzzle réside dans la coopération intercommunale lorsque celle-ci fonctionne. Les communautés de communes, les communautés d'agglomération et les métropoles permettent une mutualisation des moyens et des compétences. D’une part elles ont l’envergure nécessaire, adaptée à un bassin de vie, pour gérer avec plus de pertinence les fonctions stratégiques comme la mobilité ou le développement économique. D’autre part elle possède l’ingénierie nécessaire pour aider ses communes membres, particulièrement les plus petites, à gérer des situations complexes (montage de marchés publics, gestion des milieux aquatiques, études d’impacts) via la mise à disposition ou la mutualisation de certains de ses agents (juristes, ingénieurs etc.)
Et paradoxalement l’intercommunalité peut également être l’exemple le plus criant de dysfonctionnement lorsqu’on utilise les mauvaises pièces du puzzle. L’exemple de la métropole Aix-Marseille-Provence est en cela criant. En ayant voulu transférer trop de compétences à une intercommunalité naissante, notamment des compétences de proximité, le législateur s’est pris les pieds dans le tapis et tente, depuis plus de 8 ans, de rattraper ce péché originel. Et pendant ce temps la métropole a navigué entre conflits politiques et/ou territoriaux et convention de gestion pour faire gérer par les communes des compétences qu’elle ne pouvait structurellement pas prendre en charge.
Les Syndicats Mixtes
Autre exemple de collaboration réussie, les syndicats mixtes regroupent plusieurs collectivités autour d’un projet commun, tel que la gestion des transports ou la protection de l'environnement. Cette approche permet d'optimiser les ressources et de répondre de manière cohérente aux enjeux territoriaux. Les compétences des syndicats mixtes ne se superposent pas mais se complètent, démontrant ainsi que l'analogie du puzzle est plus appropriée que celle du mille-feuille.
Les financements croisés
Les financements croisés entre collectivités territoriales permettent de faire avancer les projets d'intérêt général en mutualisant les ressources et les compétences de différentes entités locales. En collaborant financièrement, ces collectivités peuvent surmonter les limitations budgétaires individuelles, répartir les coûts de manière plus équitable et mobiliser des fonds suffisants pour des projets ambitieux et structurants. Cette synergie favorise la réalisation d'infrastructures et de services publics essentiels, renforce la cohésion territoriale et améliore la qualité de vie des citoyens en garantissant une gestion plus efficace et solidaire des ressources disponibles.
Un puzzle mal ajusté : une action publique locale bloquée
Malheureusement les bonnes intentions des législateurs successifs s’agissant du fonctionnement des collectivités territoriales ne donnent pas toujours les résultats annoncés et engendrent parfois (voire souvent) des doublons ou des zones d’ombres impliquant surcout et blocages qui ne permettent au puzzle de l’intérêt général local de se réaliser parfaitement.
Les Chevauchements de Compétences
Malheureusement, toutes les pièces du puzzle ne s’emboîtent pas toujours parfaitement. Les chevauchements de compétences entre les régions, les départements et les communes peuvent mener à des situations où les responsabilités ne sont pas clairement définies. Par exemple, les compétences partagées en matière de développement économique ou de gestion des infrastructures peuvent entraîner des conflits de prérogatives et des inefficacités. Dans ces cas, les pièces s’empilent de manière désordonnée, bloquant ainsi le bon fonctionnement de l’ensemble.
Ce fut ainsi le cas du projet de tramway de l'agglomération lyonnaise dans les années 2000. Le projet, qui visait à améliorer le transport public dans la région, a rencontré des difficultés majeures en raison des compétences partagées entre la ville de Lyon, la métropole de Lyon, et les communes voisines. Chaque entité avait ses propres priorités et exigences, ce qui a conduit à des désaccords sur le tracé du tramway, le financement et la gestion du projet. La ville de Lyon souhaitait un tracé passant par des zones densément peuplées pour maximiser l'utilisation, tandis que certaines communes voisines préféraient des tracés alternatifs pour desservir leurs résidents. Les discussions sur le partage des coûts et des responsabilités ont également été sources de friction, rendant difficile l'avancement du projet. Ces divergences ont entraîné des retards significatifs dans la réalisation du tramway et ont nécessité une intervention de l'État pour faciliter les négociations et trouver un compromis acceptable pour toutes les parties.
Les Complexités Administratives
La complexité administrative, souvent citée comme un frein à l'efficacité des collectivités territoriales, découle en partie de cette mauvaise superposition des compétences. Les usagers peuvent se retrouver face à une multitude d’interlocuteurs pour une même problématique, rendant difficile la navigation dans les méandres administratifs. Cette situation reflète une accumulation des pièces sans logique apparente, nuisant à la lisibilité et à l’efficacité des services publics.
Par exemple, en Auvergne, avant la réforme territoriale de 2015, la gestion des transports scolaires était principalement du ressort des départements. Avec la réforme, la compétence a été transférée aux régions, mais les communautés de communes ont conservé certaines responsabilités opérationnelles locales. Cela a créé des situations où les parents devaient traiter avec plusieurs administrations pour inscrire leurs enfants au transport scolaire, régler les problèmes de tarification, ou signaler des incidents.
Réforme et Simplification : Vers un Puzzle Harmonieux
Les Propositions du Rapport Woerth
Le rapport Woerth intitulé "Décentralisation : le temps de la confiance" propose des mesures visant à renforcer la décentralisation et à clarifier les compétences des collectivités territoriales. Parmi les propositions phares, on trouve l'idée de renforcer les intercommunalités et de simplifier les compétences en matière de développement économique et d'aménagement du territoire. Ces recommandations vont dans le sens d'un puzzle harmonieux, où les pièces s’ajustent parfaitement grâce à une meilleure répartition des rôles et une confiance accrue entre l’État et les collectivités locales.
Les Constats et Propositions du Rapport Ravignon
Le rapport Ravignon sur les coûts des normes et l’enchevêtrement des compétences met en lumière les inefficacités et les surcoûts engendrés par la complexité administrative actuelle. Pour remédier à ces problèmes, le rapport préconise notamment de simplifier les normes applicables aux collectivités et de clarifier les responsabilités entre l’État et les collectivités locales. Ces propositions contribuent à une vision plus cohérente et efficiente de l’organisation territoriale, permettant ainsi aux pièces du puzzle de mieux s’emboîter.
L’Innovation et la Décentralisation
Par ailleurs, l’innovation et la décentralisation constituent des leviers importants pour améliorer la coordination entre collectivités. Des initiatives comme les contrats de ruralité ou les pôles territoriaux montrent qu’il est possible de concevoir des dispositifs où les compétences se complètent plutôt que de se superposer. En adoptant une approche pragmatique et collaborative, les collectivités peuvent surmonter les obstacles administratifs et construire un puzzle territorial cohérent et fonctionnel.
La métaphore du mille-feuille, bien que populaire, ne rend pas justice à la réalité des collectivités territoriales françaises. Plutôt que de voir une simple superposition de compétences, il est plus pertinent de considérer cette organisation comme un puzzle complexe, où la collaboration permet un ajustement harmonieux des pièces. Certes, des zones de chevauchement existent et nécessitent des ajustements, mais la tendance est clairement à l’optimisation et à la complémentarité. Par une réforme continue, comme le proposent les rapports Woerth et Ravignon, et une volonté de coopération, le puzzle des collectivités territoriales peut progressivement trouver son harmonie, au bénéfice de l'efficacité et de la cohérence de l'action publique locale.
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